Mord de rire

Je suis un "sans dents". En fait, il ne m'en manque qu'une et encore, c'est voulu. C'est une molaire du bas. On me l'a enlevée à l'adolescence pour faire de la place en me disant que les autres allaient migrer. Personne ne semble avoir bougé depuis car je peux toujours promener le bout de ma langue dans le trou. Ce qui m'inquiète un peu plus c'est une dent rafistolée en urgence il y a trois ans et pour le remplacement de laquelle j'ai un toujours un devis. J'évite de croiser le regard de ma dentiste quand je la rencontre dans les parcs : la honte du "sans dents".

On comprendra dès lors mon inquiétude quand je lis de plus en plus difficilement la ligne du bas au test ophtalmologique de la médecine du travail. Car je travaille. On peut être un "sans dents" at work, un poor worker "à l'américaine" et diabétique en plus ! L'impression d'être un de ces anti-héros de chroniques sociales "u esse" avec la chambre de motel en moins.

Mais tout cela, c'est du film. La vérité c'est que je gère très bien mon diabète "deux" en faisant de la marche rapide dans un jardin à l'anglaise qui débouche sur un horizon marin et en mangeant des légumes et des céréales complètes bio. Que je suis fauché parce que j'ai voulu investir du capital dans une entreprise idéaliste sans voir, ou vouloir voir, ses limites à cause d'une excessive confiance en moi. Que je paie chaque mois une mutuelle, mais que je ne prends pas le temps de lui soumettre mon devis dentaire parce que je ne suis pas pressé de m'allonger et d'ouvrir la bouche sous une lampe scialytique. Et que je suis assez pédant pour aller chercher le mot "scialytique" dans le dictionnaire et de l'expliquer avec cette assurance hautaine de celui qui sait des choses qui rendait déjà furieux ses camarades de cm2 qui le traitaient de "prof d'histoire". Donc "scialytique" vient du grec "scia", "ombre" et "lyticos", "qui délie".

Bref, je suis un faux "sans dents". Le président qui ne rate pas un jeu de mots aurait sûrement ajouté : "et pas de faux "sans dents" entre nous ! "